„Aber glaube mir, niemand hat Dich so sklavisch, so hündisch, so hingebungsvoll geliebt wie dieses Wesen, das ich war und das ich für Dich immer geblieben bin […].“
« Mais crois-moi, personne ne t’a aimé aussi fort, comme une esclave, comme un chien, avec autant de dévouement que cet être que j’étais alors et que pour toi je suis toujours restée […]. »
— Stefan Zweig, Lettre d’une inconnue (Brief einer Unbekannten)
Je n’ai pas tergiversé longtemps avant de choisir un auteur pour ma première participation aux feuilles allemandes, un mois thématique organisé par Eva et Patrice du blog Et si on bouquinait un peu? et par Fabienne de Livr’escapades. Une belle initiative dont l’objectif est de mettre en avant la littérature germanophone au mois de novembre (rendez-vous sur les blogs des organisateurs pour plus de précisions).
Il me restait justement un court livre audio à écouter et dont je repoussais la « lecture », certaine qu’elle me toucherait profondément connaissant la plume de Stefan Zweig. Après la passionnante découverte du Monde d’hier et du parcours de l’auteur dans l’émission de France Culture La Compagnie des auteurs présentée par Matthieu Garrigou-Lagrange, j’ai donc pris mon courage à deux mains et lancé Lettre d’une inconnue.
Une narratrice au destin tragique
Cette version lue par Marie Drucker pour Audiolib et traduite par Olivier Bournac, Alzir Hella et François Toraille m’a totalement transportée. La citation ci-dessus illustre parfaitement l’essence de ce court roman, qui laisse la parole à une femme passionnée et désespérée, se mourant d’amour pour un homme qui ne la reconnaîtra jamais.
Lettre d’une inconnue est une tragédie, en reprend les codes et exacerbe les passions d’une narratrice cernée par la mort.
„Mein Kind ist gestern gestorben.“
« Mon enfant est mort hier. »
— Stefan Zweig, Lettre d’une inconnue (Brief einer Unbekannten)
Ainsi commence la longue lettre adressée à R., écrivain à succès qui collectionne les femmes comme les livres, à la fois grand intellectuel et séducteur invétéré. L’autrice de la missive lui relate la passion qu’elle a nourri à son égard, de ses treize ans jusqu’à son dernier souffle. Une passion qu’Elsa Zylberstein décrit à l’aide de trois adjectifs plus que représentatifs dans sa préface : « dévastatrice, absolue et obsessionnelle ».
Les passions et l’emprise, d’hier à aujourd’hui
Difficile, aujourd’hui, de ne pas faire le lien avec Le Consentement de Vanessa Springora, tombée « sous le charme » d’un homme certes bien plus vieux que R., mais qui exerçait sur elle la même fascination destructrice. Zweig montre ici encore toute sa clairvoyance, lui dont les écrits restent toujours d’actualité. Pourquoi R., l’écrivain fictif, a-t-il tant impressionné une jeune fille de douze ans sa cadette ?
„Einen Menschen, vor dem man Ehrfurcht hatte, weil er Bücher schrieb, weil er berühmt war in jener andern großen Welt […].“
« Un être que l’on vénérait parce qu’il écrivait des livres, parce qu’il était célèbre dans le grand monde […]. »
— Stefan Zweig, Lettre d’une inconnue
Une explication que l’on retrouve sous la plume de Springora, éditrice, écrivaine et réalisatrice, qui a elle aussi rencontré son amant à treize ans alors qu’elle manquait cruellement d’une figure masculine dans sa vie. Il est à noter que ces faits se sont déroulés dans les années 1980 alors que Lettre d’une inconnue a été publié pour la première fois en 1922…
La narratrice imaginée par Zweig ne décrit toutefois aucune emprise, contrairement à Springora, et prétend avoir donné un consentement plus que libre et volontaire à cet homme qu’elle guettait, enfant, sur le pas de la porte. Mais peut-on réellement parler de consentement face à une passion si dévorante, qui annihile tout raisonnement face à un personnage à la limite du divin ?
„Noch ehe du selbst in mein Leben getreten, war schon ein Nimbus um Dich, eine Sphäre von Reichtum, Sonderbarkeit und Geheimnis […].“
« Avant même que tu fusses entré dans ma vie, il y avait autour de toi comme un nimbe, comme une auréole de richesse, d’étrangeté et de mystère […]. »
— Stefan Zweig, Lettre d’une inconnue
R. – qui, comme l’amant de Springora, n’est désigné que par une lettre – n’apparaît toutefois pas aussi libidineux et malsain que le G. de l’autrice française. R. semble être un « simple » séducteur qui papillonne, inconscient des souffrances qu’il cause et de son manque d’égards envers les femmes.
Si une telle attitude pourrait se justifier entre deux adultes consentants et à l’unisson quant aux termes du « contrat » tacite qui unit leur rencontre, elle est plus que déplacée au vu des mensonges que l’écrivain sert à ses conquêtes. Ces dernières ne sont que des fantômes de passage dans un quotidien fait de littérature et de plaisirs, elles peuvent se sentir toutes à lui le temps d’une nuit, mais sont bien vite effacées de l’esprit de R.
Une figure digne qui donne à réfléchir
La passion désespérée de « l’inconnue »parvient toutefois à ne pas tomber dans le pathétique. Affligeant, déchirant, destructeur, son « amour » ne se départ jamais d’une dignité et d’une pureté qui flottent entre les lignes. La jeune adolescente a-t-elle jamais grandi ? N’est-elle pas toujours restée cette enfant de treize ans hypnotisée par une figure paternelle quasi mystique – ce qui justifierait l’appellation qu’applique Elsa Zylberstein à R., celle d’« amant incestueux » ?
Au-delà de l’histoire en elle-même, passionnante et impossible à lâcher sans pourtant être une course effrénée ; au-delà des interrogations que ce roman soulève sur notre société, sur notre rapport à l’amour, à la passion et et aux relations (ici hétérosexuelles) ; Lettre d’une inconnue est à découvrir ne serait-ce que pour l’incomparable plume de Stefan Zweig.
Il sait mettre en mots avec une impressionnante justesse les affres d’une passion qui confine à la folie, prête à faire exploser le cœur de lecteurs et lectrices emportés par un souffle romanesque qui pousse à la réflexion. Romantisme ou emprise ? Passion ou abus ? Ces notions sont-elles antinomiques ? Comment les aborder avec recul au XXIe siècle, à l’heure où la parole se libère ? Zweig pourrait-il finir conspué faute d’avoir ouvertement condamné une telle aventure ? Quelles que soient les intentions de leurs auteurs et autrices, les œuvres littéraires peuvent toutefois être aisément dévoyées, comme le suggère Springora à propos de Lolita de Vladimir Nabokov.
Et vous, quelle est votre interprétation de ce court roman à lire et à relire, en français comme en allemand ?
Pour aller plus loin
- Le Consentement de Vanessa Springora (Grasset, 2020)
- Ça raconte Sarah de Pauline Delabroy-Allard, le récit puissant d’une passion toxique, lui aussi servi par une plume mémorable (Éditions de Minuit, 2018)
- Le Monde d’hier, souvenirs d’un Européen de Stefan Zweig (Payot, 1927)
Ma note
L’atmosphère
À propos
Auteur : Stefan Zweig
Traducteurs : Olivier Bournac, Alzir Hella et François Toraille
Maison d’édition : Audiolib (d’après l’édition Stock)
Date de publication : Décembre 2009 (publié pour la première fois en français par Payot en 1927)
Pages/durée : 120 pages/1h40
ISBN : 978-2234089549
Merci pour cette magnifique chronique qui me donne envie de retrouver Stephan Zweig une fois de plus avec cette lettre que je n’ai pas lue.
J’aimeAimé par 1 personne
Bonjour, merci pour votre visite ! Il me semble bien, en effet, que nous partageons un certain amour pour Stefan Zweig (bien que je n’aie pas lu beaucoup de ses livres…) « Lettre d’une inconnue » est vraiment formidable et très rapide à lire, il serait dommage de se refuser ce plaisir !
J’aimeAimé par 1 personne
Merci pour cette belle chronique 🙂J’ai lu ce livre il y a très longtemps. Il y a quelques années je l’ai aussi écouté sur France culture – https://www.franceculture.fr/emissions/fictions-samedi-noir/lettre-dune-inconnue-de-stefan-zweig-0 et j’ai beaucoup aimé. Cette lettre se prête merveilleusement à une lecture à voix haute.
Je n’ai pas pensé à faire le lien avec ces romans contemporains que tu mentionnes – c’est intéressant. Il faut que je le relise…
J’aime beaucoup Stefan Zweig. Nous allons aussi proposer quelques lectures communes pour l’année prochaine et il y aura un Zweig sur la liste 😉
J’aimeAimé par 1 personne
Je ne savais pas que « Lettre d’une inconnue » était disponible sur France Culture, merci beaucoup pour cette information ! En effet, cette lettre est parfaite pour être lue à voix haute, et écoutée avec attention 😉
Il faut ABSOLUMENT que je suive ces futures propositions de lectures communes (une expérience de lecture que je n’ai d’ailleurs jamais vécue…)
À bientôt, et merci pour ta visite 🙂
J’aimeAimé par 1 personne
Merci beaucoup Lilly pour ta participation et cette si riche chronique.
J’ai très envie de lire prochainement « Le monde d’hier ».
J’aimeAimé par 1 personne
Tu pourrais faire une lecture commune avec Patrice 🙂
J’aimeAimé par 2 personnes
Ah oui, avec grand plaisir!
J’aimeAimé par 1 personne
Merci à toi pour ta visite et la coorganisation des feuilles allemandes 🙂 Je ne peux que t’encourager à lire « Le monde d’hier » tant ce livre est passionnant, bien écrit (et traduit) et enrichissant !
J’aimeAimé par 1 personne
[…] Stefan. Lettre à une inconnue (La bibliothèque de Lilly […]
J’aimeAimé par 1 personne